Pr. Véronique Trillet-Lenoir, Députée européenne, rapporteure de la commission spéciale du parlement européen pour vaincre le cancer (BECA)
Le 27 octobre 2020, les députés européens échangeaient leurs points de vue avec Stella Kyriakides, commissaire européen à la Santé et à la Sécurité Alimentaire, sur le plan européen « vaincre le cancer » (Europe’s Beating Cancer plan), que va prochainement présenter la Commission européenne. Pr Véronique Trillet-Lenoir, oncologiste, députée européenne et rapporteur de la commission BECA (Special Committee on Beating Cancer), a présenté le document de travail de la commission BECA, qui vise à influencer positivement le plan.
Le plan européen « vaincre le cancer » vise à établir des normes communes en Europe pour combattre cette maladie. Quelles priorités le rapport de la commission BECA que vous présidez a-t-il identifiées ?
Notre document de travail est une première étape pour le parlement européen, dont l’objectif est d’avoir un impact sur la proposition qui va être faite par la commission européenne, débattue ensuite entre le parlement européen, la commission européenne et surtout les États membres. Les États ont une voix très importante. Ce plan européen « vaincre le cancer » doit avant tout permettre de réduire les inégalités en matière de santé en Europe, bien que l’organisation des systèmes de santé reste la prérogative des États membres. Un politique commune menée au niveau européen devrait toutefois permettre d’obtenir des avancées. Pour ma part, je suis satisfaite que le cancer soit placé tout le haut de l’agenda de l’Union européenne.
Parmi les domaines d’action que nous avons relevés, l’un des plus importants est la prévention, simplement parce que 40 % des cancers peuvent être prévenus. Lutte contre le tabac, abus d’alcool, sédentarité, mauvaise alimentation, expositions, notamment aux produits chimiques, campagnes pour la vaccination, etc., les domaines d’action sont multiples. La prévention est de ce fait un volet majeur, et qui offre un terrain d’action large où les établissements de santé et les prescripteurs de soins ont un rôle central à jouer, pour faire évoluer les comportements, promouvoir les bons gestes de santé, toucher les populations plus à risque ou socialement écartées.
Un autre volet central est celui du dépistage, sur lequel on note des disparités importantes entre les pays européens où certains ne disposent pas de procédures de dépistage des cancers standardisées. Au-delà de mettre en place des programmes, nous souhaitons inciter à l’utilisation des nouvelles technologies et innovations : biologie (signatures génomiques), imagerie par scanners pour les cancers du poumon, etc.
Puis nous avons le volet plus complexe de l’accès aux traitements. Cette problématique au niveau européen est dominée actuellement par celle du médicament, d’une part du fait de certaines pénuries, mais surtout parce que l’Union Européenne a une compétence forte en la matière, guidée par des axes repris dans la Stratégie pharmaceutique de la Commission européenne : l’accès équitable à des médicaments et traitements de pointe, à un prix abordable, lutte contre les pénuries, accès à l’innovation, etc.
Sur le terrain, de nombreux patients européens atteints d’un cancer rencontrent tout simplement des difficultés d’accès à des traitements protocolisés, et de fortes disparités entre les régions européennes sont notées, pour ce qui est de la qualité des traitements et de l’accès à la chirurgie et à la radiothérapie par exemple. Il nous paraît donc indispensable de formaliser et de standardiser l’assurance qualité, sur la base de critères d’autorisation, comme cela se fait en France et dans d’autres pays, pour pratiquer la chirurgie du cancer, la radiothérapie, la chimiothérapie. J’ai également proposé que l’organisme européen des instituts du cancer (Organisation of European Cancer Institutes), présidé par le Pr Thierry Philip et qui labellise des centres de référence en cancérologie, puisse être activé pour faire en sorte qu’il y ait au moins un centre de référence labellisé dans chaque pays européen, qui soit à la fois en charge de l’innovation, des traitements de recours et d’une certaine forme d’organisation de la recherche clinique. Ces centres pourraient fonctionner en réseau. Cela pourrait être une piste qui nous permettrait d’avancer sur des bases communes.
Puis il y a l’après cancer, c’est-à-dire l’ensemble du volet très développé dans le plan cancer français et qui englobe les aspects psychosocial, socio-esthétique, financier, etc. après un cancer. Je milite pour la généralisation du droit à l’oubli, qui est actuellement déployé dans 4 pays européens seulement et dont j’aimerais pouvoir imaginer qu’il puisse être généralisé dans l’ensemble des pays de l’union.
Quels moyens d’action peuvent être mis en place ?
Un levier d’action central est le partage des connaissances et des données. La collecte des données est extrêmement inégale et hétérogène d’un pays européen à l’autre et les informations ne sont que partiellement centralisées. L’idée serait de déployer des registres du cancer, de les faire communiquer et de les mettre en relation avec une ou plusieurs plateformes de big data, qui collecteraient à la fois des données hospitalières cliniques et de biologie, les données de l’Assurance maladie, mais aussi les données « en vie réelle » qui donnent des informations sociales, environnementales, etc., afin d’améliorer la compréhension de la maladie et de contribuer à la médecine personnalisée. Il existe par ailleurs déjà des réseaux qui contribuent à mutualiser les connaissances, tels les European Reference Networks, qui regroupent des professionnels de santé de toute l’Europe, qui partagent leur expertise sur des maladies complexes, comme les cancers pédiatriques. Deux de ces réseaux sont d’ailleurs dédiés aux cancers rares.
La mutualisation des connaissances sous-tend également la recherche : fondamentale, translationnelle, interventionnelle, clinique, mais aussi celle en sciences humaines et sociales, et en particulier la recherche sur les inégalités de santé, les déterminants environnementaux et sociaux. Le Programme de financement Horizon Européen comportera un important volet cancer.
Il y a également, très fortement soutenues par la commission, des volontés de mise en place de programmes communs de formation. Former mieux et plus régulièrement les professionnels de santé, de manière multidisciplinaire, les former aux nouveaux métiers (génomique, intelligence artificielle) est une priorité, de même l’éducation thérapeutique et la formation des patients et de leurs familles, et en particulier les jeunes.
Quels seront selon vous les principaux freins à une mise en place uniforme d’un plan cancer en Europe ?
Certains points du plan seront traduits sous forme de dispositions législatives, contraignantes pour les États membres, comme par exemple la directive tabac ou les règlements sur les médicaments, mais de nombreux points seront des recommandations et chaque État décidera de la manière de les transposer dans son pays. De nombreux leviers peuvent être actionnés mais les systèmes ne sont pas égaux… donc tout ne va pas être réglé avec seulement des mesures législatives. Dans tous les cas, un tel plan apportera des avancées majeures pour l’ensemble des pays.
Une bonne partie du dispositif, pour être efficace, fait appel aux bonnes volontés des gouvernements, à leur capacité à jouer collectif, mais aussi à l’agilité des acteurs de terrain, comme les établissements de santé, dont les établissements de santé privés. Le gros du combat consistera à démontrer aux États membres, en citant des exemples d’autres États membres, l’intérêt et les chances apportées par les coopérations, l’interpénétration, l’engagement fort et durable dans de l’assurance qualité, les registres, le dépistage, etc. Ceci pourrait s’envisager dans le cadre d’un Institut Européen du Cancer.
Interview publiée par l’Union européenne des hôpitaux privés (UEHP) dans sa newsletter de novembre 2020.