Interview – Dr Jean-Baptiste Meric et Samuel De Luze

Cancer : rassurer pour diagnostiquer

Dr Jean-Baptiste Meric, directeur du pôle santé publique et soins de l’INCa et Samuel De Luze, responsable du département organisation et parcours de soins à l’INCa.

« Entre 25 et 30 000 actes chirurgicaux attendus n’ont pas été réalisés. Ils concernent des diagnostics non faits, soit par renoncement du patient, soit par impossibilité de les faire. Ce n’est donc pas un retard mais bien un déficit d’activité. »

Le report des soins ou le renoncement aux soins durant l’épidémie de la Covid pose tout d’abord la question de l’impact pronostic : est-il vital, fonctionnel, concernant la qualité de vie ou le confort psychologique ? Dans tous les cas, l’objectif est de tout faire pour qu’il n’y ait pas de perte de chance pour le patient. Cela signifie qu’il faut déprogrammer le moins possible, ou trouver des alternatives lorsqu’elles existent et qu’elles peuvent être mises en place dans les meilleurs délais, au besoin par des collaborations entre établissements et équipes soignantes. Pour ce qui est de la chirurgie, la radiothérapie, ou de la chimiothérapie, cela signifie trouver d’autres modalités de traitement, ou des traitements d’attente, ou encore des prises en charge alternatives comme l’hospitalisation à domicile. Les sociétés savantes ont été force de recommandations en ce sens.

Notre préoccupation est de nous assurer d’une coordination des professionnels autour des différentes étapes du parcours du patient et d’une bonne information du patient. Tous les garde-fous que sont la réunion de conciliation pluridisciplinaire, le dispositif d’annonce et la présence d’une  coordination des soins, le parcours personnalisé de soins incluant les soins de support, sont des éléments qui vont assurer la personnalisation et la sécurité du parcours patient.

Un déficit d’activité inquiétant 

Nous avons travaillé avec les fédérations, les ARS, les acteurs de terrain pour collecter des chiffres sur les interventions chirurgicales annulées et reportées. Les chiffres, les nôtres, ceux des associations et des études publiées, disent la même chose : entre 5 et 12 % des chimiothérapies et 25 % des radiothérapies ont été annulées et reportées durant la première vague. Au final, ces traitements ont été réalisés depuis. En dehors de situations particulières minoritaires, le retard des chirurgies a été rattrapé dans la plupart des cas. En revanche, nous sommes préoccupés par la baisse des interventions chirurgicales cette année par rapport aux années précédentes à la même date : entre 25 et 30 000 actes chirurgicaux attendus n’ont pas été réalisés. Ces opérations non réalisées concernent des diagnostics non faits, soit par renoncement du patient, soit par impossibilité de les faire. Ce n’est donc pas un retard mais bien un déficit d’activité. Cette analyse est confirmée par la baisse du nombre des fiches de première présentation en RCP, simplement parce qu’il n’y a pas eu de diagnostic de cancer réalisé pour ces patients.

Quelle méthodologie ? 

Nous avons mis en place une organisation au niveau national pour documenter l’impact de la Covid-19 sur l’activité de traitement du cancer et accompagner les acteurs dans la mise en place d’un pilotage du rattrapage de l’activité. D’une manière générale, les outils actuels comme le PMSI sont insuffisants pour piloter car trop peu réactifs et nous avons dû développer nos propres outils et méthodes. Nous avons donc mené une enquête sur les taux de déprogrammation auprès des coordonnateurs des centres de coordination en cancérologie en capacité de faire remonter un taux de déprogrammation. Nous avons ensuite étayé nos outils avec le PMSI en comparant l’activité déclarée durant la crise à celle de 2019 et 2018 pour estimer les écarts. Enfin, nous avons utilisé les indicateurs de RCP, obligatoires pour le traitement du cancer : nombre de réunions, de dossiers présentés, et dans certaines régions par spécialités et localisations de cancer. Nous avons ensuite porté nos résultats rapidement à la connaissance des acteurs concernés, les fédérations hospitalières, les ARS, les réseaux régionaux de cancérologie, la CNAM, la DGOS et la DGS. Nous avons aussi partagé ces constats avec le comité de démocratie sanitaire de l’INCa afin de les associer à nos réflexions.

Le rôle des associations de patients

Une information de réassurance portée par les pairs est essentielle. Les personnes doivent aller consulter, en particulier devant des symptômes inexpliqués. De nombreuses situations n’ont pas été simples pour les patients et des annonces de cancer n’ont pas été bien conduites au pic de l’épidémie, même si ce sont des événements minoritaires. Toutefois, informer un patient déjà intégré dans un parcours de soin est la partie la plus simple, le plus difficile est d’atteindre les personnes qui ont des symptômes mais ne savent pas qu’ils ont un cancer. Ils sont souvent suivis soit par un généraliste, soit pas du tout, et ont peur d’entrer dans le système de santé. Tous les leviers et toutes les bonnes volontés doivent être activés pour leur porter un message : il n’y a pas que la Covid, nous pouvons nous occuper de vous aussi pour d’autres symptômes. La lutte contre le cancer ne doit pas reculer devant la crise sanitaire que nous connaissons.

Aujourd’hui, nous allons pouvoir opérer tous les patients qui en auront besoin. Les consignes que nous avons données en termes de déprogrammation vont pouvoir être suivies. C’est la mission du comité de pilotage national dans les semaines à venir.

Notre ambition très assumée est de ne pas regarder quel est le secteur hospitalier qui prendra en charge ces patients mais de s’intéresser exclusivement au fait qu’ils soient pris en charge sans perte de chance, au besoin par la constitution de coopérations entre les acteurs des secteurs public et privé. En ce sens, les fiches pratiques et instructions ministérielles à la rédaction desquelles nous avons participé, poussent fortement aux coopérations public/privé en particulier pour des cancers complexes qui nécessitent des équipes et des compétences spécifiques, des plateaux de recours, etc.

Interview réalisée le 3 novembre 2020.