Pr Frédéric BIZARD, Professeur d’économie, ESCP, président fondateur de l’institut Santé (centre de recherche appliquée dédié à la refondation du système de santé français)
Quel est votre avis sur l’arrêt de l’activité du secteur privé de la santé annoncé à compter du 3 juin ?
J’évite de commenter les décisions des représentants d’un secteur sur les moyens utilisés pour contester une décision politique. Cette grève répond incontestablement à une décision discriminatoire, idéologique et à visée populiste, dans le sens où elle est empreinte de démagogie. C’est une décision purement politique sur un sujet qui devrait être avant tout économique. Elle ne respecte aucun fondement scientifique de la tarification à l’activité, qui exige de définir sérieusement les coûts de production à partir d’un référentiel (ENC) et d’y affecter des tarifs. C’est le premier point à expliquer, me semble-t-il.
La France est le seul pays développé à avoir une échelle distincte des coûts pour le public par rapport au privé, conduisant à des tarifs pour le même séjour avec un écart moyen de plus de 20 %. Cette distorsion des tarifs pénalise le privé mais ne bénéficie même pas au public, dont ses établissements traversent une crise financière et sociale sans précédent.
Cette logique perdant-perdant s’explique par une raison économique assez simple.
La T2A ne fonctionne bien que si une neutralité tarifaire lui est appliquée, afin d’optimiser l’allocation des ressources. Les tenants du tout public et fossoyeurs du privé sont très opposés à la T2A, notamment à cause de cette raison.
Si la T2A est correctement appliquée, le secteur public devrait faire des gains de productivité (organisation, innovation, formation continue) importants sans quoi une partie significative de l’activité risquerait d’aller dans le privé.
C’est ce que le public a fait dans les premières années de l’application de la T2A, ce qui lui a permis de reprendre des parts de marché dans la chirurgie notamment, avant que le politique fourvoie la logique, d’abord pour faire des économies au rabot, maintenant pour pénaliser le privé (en espérant sauver le public).
Cette politique est défendue depuis des années par la Fédération hospitalière de France. Il était donc prévisible qu’elle soit magnifiée par l’actuel ministre délégué à la Santé, qui l’a dirigée pendant plus de dix ans. Il reste en bon Juppéiste droit dans ses bottes et aveugle à la réalité. Une telle politique mène naturellement le public dans l’abîme et affaiblit le privé. On y est, rien n’est donc dû au hasard et la situation actuelle était prévisible.
Le deuxième argument à expliquer est la conséquence, à terme, d’une telle décision, par son principe intrinsèque. Encore une fois, il est absurde que le politique puisse manipuler à sa guise les tarifs à des fins politiciennes, mais poussons l’argument jusqu’au bout. La finalité de cette décision conduit à sortir le secteur privé à but lucratif du giron de la sécurité sociale et donc du système universel.
Si les finances publiques ne permettent pas au privé de poursuivre son activité, ce n’est pas forcément le signe de sa condamnation définitive. Il peut se tourner et se tournera vers d’autres financements – mutuelles au premier euro et particuliers aisés – pour disposer des moyens de délivrer un service de qualité.
Étant donné le poids du privé dans l’offre globale du système de santé en France (majoritaire, d’où le combat idéologique de certains contre le modèle français), cette sortie du privé du modèle universel conduirait inévitablement à la disparition de l’assurance maladie universelle, avec toutes les conséquences associées.
La menace pendante de sortie du système conventionnel (et donc de la sécu) de milliers de médecins libéraux, et l’arrêt de la distribution en quantité suffisante de centaines de médicaments dans notre pays, sont deux autres exemples de la menace existentielle du modèle universel et solidaire français.
J’aurai lancé ces deux débats, et j’aurai demandé avec insistance aux responsables politiques une réponse, en particulier à la majorité au pouvoir qui porte la décision.
Comment expliquez-vous la situation actuelle ?
Il y a une responsabilité collective, i.e. de toutes les parties prenantes, les économistes inclus, dans la crise systémique de notre système de santé. Cet épisode tarifaire illustre deux failles Politiques (au sens originel de vie de la cité) majeures.
La santé n’est dans l’agenda politique d’aucun parti politique, ni pour son présent ni pour son avenir. Cette absence provient d’une méconnaissance lourde du système de la part des dirigeants actuels et futurs.
Aucun parti n’a d’ailleurs pris position à la suite de cette décision tarifaire. Aucun n’en est capable sur le fond tant la connaissance du système de santé y est faible. Les deux arguments que j’ai abordés supra sont donc à expliquer sous toutes les coutures, pour permettre au Politique de se positionner et d’assumer.
Si les Français valident le choix de la fin de ce modèle universel et solidaire, c’est leur choix mais il faut présenter le débat de façon éclairée et juste. Ce modèle n’existe plus sans un public et un privé forts en son cœur. Il est aujourd’hui en fin de vie car les deux secteurs sont affaiblis.
Ceci a deux conséquences, des décisions irrationnelles et absurdes sont possibles à tout moment par un politique, sans émouvoir personne du microcosme, et donc sans que les auteurs en supportent le coût politique.
Je parlais de décision populiste au début car le ministre délégué en a fait un étendard de communication à l’Assemblée nationale, pour se présenter comme le gardien du temple de l’hôpital public, qu’il a pourtant largement participé à mettre à terre.
Alors que les experts ès sciences du populisme politique sont au bord du pouvoir en France, on peut s’inquiéter de cette léthargie politique en santé une fois qu’ils auront le pouvoir. Cet épisode politique devrait servir d’alerte pour cette raison également.
La deuxième conséquence au retrait du politique est la toute-puissance de la haute fonction publique, qui détient tous les pouvoirs. Or, celle-ci ne connaît que le secteur public, à quelques exceptions. Cette haute fonction publique est une ossature indispensable et souvent de grande qualité des fonctions régaliennes de l’État. Mais elle n’est pertinente que si elle est utilisée à bon escient.
En santé, le Politique lui a délégué tous les postes clés et un pouvoir absolu, sans contre-pouvoir, du fait de leur distance avec le sujet. C’est ainsi que les services centraux de l’État sanitaire, les agences régionales de santé, les principaux CHU sont la plupart dirigés par cette haute fonction publique, généralement à faible compétence en santé publique et en gestion économique. Cette caste de hauts-fonctionnaires entretient l’illusion auprès du personnel politique que le système va encore bien et n’a pas besoin de transformation, d’une part, et fonctionne avec opacité et autoritarisme avec les acteurs de la santé, d’autre part.
Elle n’est comptable d’aucune conséquence de ses décisions. Cela explique en partie la forte instabilité politique en santé, et la grande stabilité des hauts-fonctionnaires de la santé ces dernières années. Une telle décision tarifaire aberrante n’aurait pu être prise avec une gouvernance équilibrée et dotée d’un fonctionnement démocratique.
Qu’une décision aussi cruciale économiquement que celle des tarifs soit prise en catimini, dans l’opacité, divulguée en dernière minute aux acteurs les plus concernés, est le signe de la fin de cycle de notre système de santé.
Quelles pistes de réflexion proposez-vous ?
Il faut travailler sur le fond et la forme de la réforme systémique à mener pour réussir la transformation de notre système de santé.
C’est la raison pour laquelle j’ai créé en 2018 l’Institut Santé qui a mené un travail d’intelligence collective, transpartisan, interdisciplinaire et indépendant. Avec des personnes de tout horizon, des fervents défenseurs du public pour certains et du privé pour d’autres, nous avons réussi à construire un plan de refondation.
Les deux lignes rouges étaient de conserver les fondamentaux du modèle républicain à la française, et de reconstruire avec tous les acteurs présents, publics comme privés. Nous allons publier début octobre 2024 (1) la plateforme de transformation du système sous forme d’un roman, pour rendre la réforme la plus accessible possible.
Nous pensons que si le citoyen comprend l’essentiel de cette réforme et s’aperçoit que ce n’est pas si compliqué à réaliser, il mettra la société politique face à ses responsabilités pour la réaliser.
À court terme sur le sujet tarifaire, je pense qu’il faut centrer de débat, et donc l’ensemble des propositions qu’il faudrait étayer, sur les deux thèmes abordés dans la première question :
- La détermination des tarifs : méthode et gouvernance, régulation sur une base économique et non politique, convergence et neutralité de la tarification ;
- La défense d’un modèle universel et solidaire accessible à tous les Français.
Lancer un mouvement de grève générale de l’hospitalisation privée, inédit dans l’histoire contemporaine de la santé en France, pour obtenir une hausse équivalente au secteur public des tarifs sur une année correspond un peu à l’usage d’une masse pour enfoncer un clou.
Je ne suis pas sûr que le rapport coût/bénéfice soit favorable. Mais c’est peut-être l’objectif qui est sous-dimensionné, plutôt que le moyen ?
(1) Les migrants de la santé – Livre collectif de l’Institut Santé dirigé par Frédéric Bizard – Editions Michalon – Octobre 2024