1,2, 3 Questions – Jean de Kervasdoué

Jean de Kervasdoué, économiste de la santé, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et membre émérite de l’Académie des technologies.

En février 2023, vous avez publié La santé à vif *. De quoi parle votre livre ?

Quand j’ai écrit cet ouvrage, j’avais en tête un autre titre : La compassion ne suffit pas. En effet, les politiques de santé sont toujours entachées de bons sentiments à l’égard des malades et des professionnels de santé mais ils reçoivent, les uns et les autres, plus de déclarations d’amour que de preuves d’amour.

Pour parler de ce sujet qui me passionne, j’ai écrit des chapitres courts qui partent d’un mot : santé, prévention, progrès, argent, innovation, rationnement, pouvoir… Chaque texte peut être lu indépendamment, même s’il existe une logique d’ensemble.

Ainsi, je remarque que faire croire que santé et médecine sont des synonymes est un coup politique formidable. La médecine n’est pas toujours de la santé et la santé n’est pas seulement de la médecine. Ainsi, la santé des Français s’est améliorée au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe grâce à l’hygiène, la qualité de l’eau, l’abondance relative des aliments et la vaccination. La médecine ne commence à avoir un impact significatif sur la santé qu’avec l’arrivée des antibiotiques (1945), puis sont venues les extraordinaires découvertes en cardiologie mais aussi, plus récemment, en cancérologie. Toutefois, d’autres facteurs que ceux qui sont strictement médicaux continuent de jouer un rôle dans la croissance de l’espérance de vie. Il en est ainsi du suivi des grossesses, de la décroissance du tabagisme et de l’alcoolisme, malheureusement en partie compensées par la montée de l’obésité.

En quoi l’économie de la santé est-elle particulière ?

Les mécanismes de marché sont – pour des raisons éthiques – souvent bannis du secteur de la santé. Il est inenvisageable de proposer les produits de santé en confrontant l’offre et la demande en vue de définir un prix d’équilibre sur, par exemple, les organes à transplanter. En outre, le politique a organisé ce secteur pour que l’accès aux soins soit indépendant du niveau de revenus.

Quels que soient les mécanismes de financement, au cœur de l’économie de la santé est le fait que le patient, quand il consulte un médecin, ne demande rien de précis. Il demande seulement d’aller mieux ; demande qui sera transformée par le médecin en actes : consultations, interventions chirurgicales, tests de biologie, examens d’imagerie… Le patient, lui, n’a aucun moyen de savoir si la transformation de sa demande floue en actes médicaux est ou non appropriée.

De surcroît, le plus souvent pour les biens et services médicaux, il ne s’agit pas de prix mais de tarifs définis par l’Assurance maladie et cela change tout. Le tarif ne résulte pas d’un équilibre entre offre et demande mais d’une décision administrativo-politique. De plus, ce système pose la question de l’accès à l’innovation. Comment bâtir le tarif d’une innovation ? Dans quel délai ? En pratique, il faudrait que pour chaque grand domaine : imagerie, chirurgie, biologie, séjour hospitalier… l’État propose chaque année une évolution des nomenclatures et de la cotation des actes, et qu’ensuite s’engage un dialogue avec les parties prenantes (professionnels de santé, associations de malades, industriels, assureurs…). Ce n’est pas le cas. De plus, aux tarifs administrés s’ajoutent des mécanismes de rationnement physique : numerus clausus, autorisations d’équipements…, ou des mécanismes de rationnement financier comme l’Ondam (Objectif national de dépenses d’Assurance maladie).

Enfin, en matière de santé, les partis politiques s’intéressent uniquement au remboursement des soins, sans se pencher sur l’organisation de la médecine de ville ou le fonctionnement de l’hôpital. Pourtant l’un et l’autre de ces secteurs requièrent des réformes profondes. L’organisation de la médecine de ville date de… 1930 et l’hôpital ne cesse de se bureaucratiser depuis un quart de siècle.

Quelle analyse faites-vous des politiques de prévention ?

La prévention est un mot qui désigne à la fois l’éducation pour la santé, le dépistage, la vaccination, le port de la ceinture de sécurité en voiture, le casque en moto, la lutte contre les addictions (tabac, alcool…). Il est bien trop imprécis. Je préfère limiter ce terme à ce qui n’est pas de la médecine et qui a un effet sur la santé. Par ailleurs, hormis l’éducation à la santé, la prévention est liberticide. Dans quelle mesure pouvons-nous, au nom de la santé, mener telle ou telle campagne de prévention ? On vient de voir, à propos de la vaccination, l’importance de cette question. Remarquons en outre que les êtres humains ne vivent pas que pour vivre le plus longtemps : ils mangent, boivent, prennent des risques … Enfin, contrairement à ce que disent les politiques, la prévention ne diminue pas toujours les dépenses de santé, il arrive qu’elle les augmente. Le discours hygiéniste dominant n’est pas toujours fondé.

Néanmoins, grâce à la médecine et à la santé publique, l’espérance de vie à la naissance a en deux siècles plus que doublé en France. Ceci touche notamment la génération du baby-boom qui vieillit, requiert des soins et va, elle aussi, compter chez ses membres des personnes dépendantes. La génération du baby-boom aura 83 ans en 2030. Sommes-nous prêts à les prendre en charge ? J’en doute.

* La santé à vif, édition humenSciences (février 2023)