Pr Jean-François Toussaint, directeur de l’Irmes (Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport)
« Nous sommes entrés dans un cycle qui s’emballe »
Pour quelles raisons avons-nous tant à faire avec les émissions de gaz à effet de serre et quels sont les enjeux de la lutte contre leur réduction ?
Les enjeux principaux sont liés à l’ambition humaine, qui nous a permis de nous extraire de conditions de vie difficiles et de réaliser notre incroyable capacité de développement. Depuis dix générations, le constat est posé : le développement économique, l’accroissement alimentaire (engrais) ou le développement de l’hygiène (adductions d’eau) reposent sur la consommation massive d’énergies fossiles. Mais ce développement conduit à l’émission du produit de cette combustion, le dioxyde de carbone.
Dès 1965, des chercheurs comme le français Jean Dorst, puis dans les années 70 l’américain Jim Hansen, tiraient déjà la sonnette d’alarme. Et avant eux, au XIXe, des scientifiques avaient déjà déroulé la logique de l’industrialisation : la combustion du bois provoque une accumulation dans l’atmosphère.
Ce sont les règles implacables de la chimie : carbone + oxygène = énergie… + CO2. C’est aussi l’un des principes du vivant au sein des mitochondries (productrices de l’énergie cellulaire). Finalement, nous n’avons fait que décliner certaines applications nouvelles de cette équation pour décupler la puissance humaine, par la machine à vapeur utilisant le bois puis le charbon, le pétrole ou le gaz… Il ne faut pas se leurrer : actuellement, le mix énergétique mondial (malgré toutes les solutions alternatives tentées) requiert encore 90 à 95 % d’énergies fossiles pour maintenir les conditions du développement économique.
Comment est-ce que ce phénomène s’articule avec la notion de développement de l’humanité ?
Aujourd’hui, de nombreux indicateurs suggèrent que nous avons atteint nos maxima : la longévité humaine, la taille à l’âge adulte n’évoluent quasiment plus, les records olympiques, de plus en plus rarement. Pendant les trente glorieuses, un bref âge d’or, la croissance était de 10 % par an. Aujourd’hui, elle stagne entre 0 et 2 % et elle chute de -10 % à la moindre alerte virale. Dans une quantité de domaines, nous atteignons nos plafonds et le problème est bien plus de maintenir notre niveau. Préserver, par exemple, la qualité du béton, l’intégrité des réseaux électriques, la distribution de l’énergie … Il reste des poches de développement mais on ne s’occupe plus de l’avenir dans les conditions du réel. Albert Camus le rappelait : « Aux yeux de l’homme, le principal lien entre lui et le monde est absurde ; notre réalité, c’est le déni. »
Alors la réponse à la question « comment mieux anticiper » est excessivement difficile, car elle tient à la structure même des systèmes complexes (mis en lumière par le prix Nobel de physique attribué à Giorgio Parisi en 2021). Les conséquences de nos décisions ont beau sembler logiques, à moyen terme une décision engendre des effets imprévus. Et au bout d’un moment, aucune prévisibilité n’est plus possible : certaines initiatives aboutissent à des effets diamétralement opposés à l’intention initiale. Effets immédiats contre effets à long terme, telle fut par exemple la discussion entre les différentes propositions d’actions face à la pandémie. Très peu de gens ont pris conscience de cette réalité et ces enjeux.
À ce stade de déni, l’homme peut-il accepter de se poser des limites ?
Le seul moment où nous avons réussi à réduire nos émissions de gaz à effet de serre, ce fut lors de la pandémie. Pour respecter les engagements de l’Accord de Paris (COP21), la démonstration est claire : quand on stoppe l’économie, on stoppe les émissions de gaz à effet de serre (GES). Il existe un lien direct très puissant entre la consommation des énergies fossiles et la croissance économique. La corrélation est linéaire entre l’énergie utilisée et tous ses indicateurs mais l’homme est dans l’incapacité de s’auto-limiter.
On sait depuis des années tout ce qu’il faut faire pour remplir les objectifs de la COP21. Réduire la consommation énergétique, limiter l’usage unique, ne plus exploiter les énergies fossiles… Mais ni la Russie, ni les pays du Golfe, ni les États-Unis ne semblent prêts à l’accepter. Car arrêter d’utiliser 90 % de nos énergies a pour corollaire immédiat une régression de 90 % de notre qualité de vie. Les transports seraient condamnés. Les chaînes transcontinentales de transport de médicaments par exemple, y compris les vaccins, vont à l’encontre des décisions nécessaires pour réduire les impacts du réchauffement climatique. Et personne n’est prêt à ce sacrifice. Personne n’ose écrire un programme politique autour du deuil de la qualité de vie, tandis que d’autres, Elon Musk ou Jeff Bezos, élaborent des utopies pour nous distraire. Pourtant, la nature se charge de nous ramener le nez à terre. Au Portugal, en Californie, en Australie, la puissance destructrice des méga-feux de ces dernières années, les a fait qualifier par certains de « deuil de l’avenir ». Or nous assistons déjà à de multiples « renforcements positifs ». Les évènements extrêmes se multiplient et nous atteignons les limites du système. À une température de 50°Celsius, comme à Lytton au Canada cet été, tout est détruit : végétation et communautés humaines. Nous sommes entrés dans un cycle qui s’emballe.