« L’avenir de l’humanité ? Un incroyable espoir »
Prof. Jean-François Toussaint, physiologiste, directeur de l’IRMES, Review Editor pour le prochain rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), s’exprime sur le bilan alarmant du changement climatique au sortir de la COP 25.
Qu’est-ce qui a changé entre la COP 21, qui a eu lieu au Bourget en 2015 et la COP 25, qui s’est tenue cette année à Madrid ?
Le seul changement clair, c’est que nous sommes passés de 405 ppm de dioxyde de carbone dans l’atmosphère à 415, un record jamais égalé depuis la naissance de sapiens (ce taux correspond à celui d’il y a 3 millions d’années où les températures moyennes étaient supérieures de 4°C et les océans 15 mètres plus hauts) mais une telle perturbation, à cette vitesse, n’a été rencontrée par le vivant qu’au moment des cinq grandes crises d’extinction. Les conséquences de ce bouleversement seront majeures sur la santé humaine et environnementale, sur la biodiversité, la production céréalière et, à terme, sur l’avenir de l’humanité.
Y a-t-il une spécificité des acteurs de santé face au changement climatique ?
Comme tout citoyen, les acteurs de santé peuvent agir sur les changements en cours, réfléchir dans leurs métiers aux dépendances thérapeutiques, à l’environnement d’un malade hospitalisé, aux systèmes de chauffage d’un établissement de soin. Mais ce qui est valable pour l’hôpital l’est pour tous les domaines de la société. Le GIEC ne cesse de le dire : le fond du problème est notre consommation d’énergie fossile. Or les efforts annoncés jusqu’en 2016 par les États-Unis ou la Chine ne se sont pas concrétisés. Même en Europe, nous n’arrivons pas à tenir les engagements arrachés par miracle en 2015. Les gouvernements qui pensaient être en mesure d’infléchir les choses arrivent à leurs limites face à des personnalités comme Trump ou Bolsonaro, pour qui l’urgence est de ratisser les derniers grains de charbon, les derniers filets de pétrole, les derniers cm2 d’Amazonie.
Quelles sont les limites de l’action publique, dans ces conditions ?
Il faut se demander si notre comportement collectif peut être modifié par l’information. La connaissance est là. La communauté scientifique est unanime : pour l’instant, nous nous précipitons vers la fin. Elle mesure de plus en plus précisément cette issue possible. Elle parcourt tous les chemins qui y conduisent et révèle comment s’accélère chaque jour notre atterrissage. Je suis né à Dunkerque. Dans 100 ans, ma ville, sous l’eau, n’existera plus. Il nous faudra recréer d’autres moyens de vivre à l’intérieur des terres, reconstruire d’autres ports, colporter nos réacteurs nucléaires, mais sur un littoral constamment changeant.
Nous pourrions alors ne plus triompher dans la lutte quotidienne contre les maladies infectieuses ou chroniques. Il faut nous attendre, à plus ou moins brève échéance, à une ré-augmentation de la mortalité et à une diminution de l’espérance de vie.
D’ici quelques décennies, nous regarderons le passé avec un œil bien nostalgique. La liberté, telle que nous l’avons vécue, fut une utopie fantastique, portée par l’incroyable espoir dont l’industrie a gratifié les Lumières. Leur siècle fut celui d’un mouvement autant philosophique que technique (pensons à l’Encyclopédie portée par le patient travail de Diderot et les siens) qui a généré de sublimes mirages comme l’égalité ou l’accès de tous à tout. Malheureusement, cette énergie déployée durant dix générations s’inscrit dans une équation plus large, porteuse d’effets secondaires lents et tardifs. Le pacte eut un prix, nous le payons désormais.
Une capacité d’auto-censure est-elle possible pour l’humanité ? Peut-on imaginer un siècle sans voiture, sans avion, sans bateau ? Ou nous attarderons-nous sur ce canapé en cuir synthétique, sur cette table en bois exotique, signes trop évidents de notre progrès ?
Sommes-nous dans un processus de refoulement ?
Absolument. Même les collapsologues, qui imaginent des scénarii où l’humanité survit en autosuffisance dans les forêts jurassiennes, se leurrent probablement. Dans le millénaire qui vient, le temps continue mais l’histoire s’arrête. Car les relations dont dépendent les équilibres planétaires connus de l’homme, auxquels il a su s’adapter, disparaissent l’une après l’autre. Chaque jour, on éteint des possibles. Ceux des grands mammifères, des oiseaux, des insectes, des poissons. La sixième extinction est en cours : par quel miracle ne serions-nous pas concernés ? Lorsque nous aurons été recyclés, la terre, qui assure parfaitement le service après-vente, redistribuera d’infinies options à tout le vivant. Mais pour l’humain à cette échelle, c’est peut-être déjà terminé. On peut imaginer quelques poches transitoires de survie, en Sibérie ou dans le buisson amazonien, mais à +7 ou 8°C (horizon 2222), les archées et les bactéries hyper-thermophiles sont les seules à assurer les conditions de leur existence.
Est-ce que des changements de mode de vie peuvent encore peser ?
J’essaye encore de le croire. En Île-de-France, 3 à 4 % des transports sont réalisés à vélo. C’est une grande progression… Il est difficilement concevable que les gens parviennent à s’y mettre sur l’échelle de temps qui nous est impartie.
Que restera-t-il de ce carnaval ? La disparition prochaine n’empêche pas de chanter. Homère lui-même murmure que l’homme en tire ses plus beaux chants.
Cette interview a été réalisée dans le cadre de l’Infolettre du C2DS de décembre 2019.