Frédéric Bizard, économiste de la santé, auteur de Complémentaires santé : le scandale ! paru hier
Pourquoi avoir écrit ce livre? D’abord, je suis frappé de constater que le sujet du financement de notre système de santé soit autant négligé dans notre pays. Les performances en matière d’efficience, de qualité et d’accès aux soins de tout système de santé sont pourtant étroitement liées à la qualité du système de financement. Nous disposons toujours du système mis en place en 1945 avec une protection santé principalement assise sur les revenus du travail (75% des recettes de la sécu), une assurance maladie qui assure la partie solidaire du système (entre les bien-portants et les malades) et une assurance complémentaire censée optimisée l’accessibilité financière (en mutualisant les restes à charge). On a apporté quelques évolutions en 1967 et 1990 mais globalement l’ossature du système est restée la même, tout en ayant été largement dévoyée notamment concernant les tickets modérateurs. Or, le monde a considérablement changé depuis 1945. Entre autres évolutions, la part des dépenses ALD est passée de moins de 30% à près de 70% aujourd’hui et 75% en 2020. L’assurance maladie s’est donc progressivement spécialisée sur le gros risque et s’est désengagée progressivement des soins courants. Un débat doit être lancé sur la refonte de notre système de financement, c’est le premier objectif de ce livre. Ensuite, depuis dix ans, on a fébrilement tenté de responsabiliser financièrement les Français dans les soins courants en instaurant des franchises et autres participations financières. Or, depuis bien longtemps, les complémentaires santé ont fait des tickets modérateurs, inventés pour modérer la consommation de soins des Français (éviter les soins non pertinents), leur premier marché d’assurance (22 milliards € de co-paiements aujourd’hui). Sans risque, facile à prévoir, ce marché est une formidable machine à cash pour l’assurance complémentaire. Plus de 50% des contrats individuels ne servent d’ailleurs qu’à couvrir ces tickets modérateurs, et sont ainsi inutiles pour l’assuré et nuisibles financièrement pour la collectivité (l’assurance maladie). Sauf qu’en permettant aux Français de se protéger de ce non-risque, on dédouane complètement les Français de surconsommer des soins (des études américaines et françaises ont démontré la forte corrélation entre couverture du risque santé et dépenses de santé). La première victime de cette situation est évidemment l’assurance maladie, qui reste le premier financeur de la plupart des soins. Puis les pouvoirs publics ont jeté leur dévolu sur le contrôle de l’offre de soins (tarifs des médecins, des soins hospitaliers, des médicaments). Cette stratégie de maîtrise des coûts par l’offre atteint rapidement ses limites et se traduit par une dégradation de la qualité des soins. On a même conceptualisé cette politique sous le label de parcours de soins pour justifier de restreindre la qualité du panier de soins solidaire afin de mieux maîtriser les dépenses. Enfin, la politique actuelle de santé berce les Français d’une musique laissant une large place aux soins des complémentaires santé. C’est le cas de l’avenant 8, de la généralisation des contrats complémentaires, de la PPL Le Roux et des nouveaux contrats responsables. Est-ce bien dans l’intérêt général que les pouvoirs publics empruntent ce chemin ?
Quel rôle les assurances complémentaires jouent-elles selon vous ? Notre financement par les complémentaires santé est inefficace, coûteux et inéquitable. Je rappelle que l’Assurance santé complémentaire a été laissée facultative en France parce que le risque santé réel et majeur en France est pris en charge par l’Assurance maladie. Il est utile de rappeler que le reste à charge moyen d’un patient non-ALD (56 millions de personnes) en France est de 373 euros et celui d’un patient ALD (9 millions de personnes) de 700€. Le prix d’un contrat standard pour une personne variant de 500€ à 1500 euros, il est aisé de comprendre que la couverture actuelle de 96% de la population française par un contrat de complémentaire santé est une anomalie dans le système et démontre le travail très efficace réalisé par le secteur pour laisser penser que nous avions tous besoin d’une complémentaire santé. Le plus gênant encore vient de la mauvaise couverture de la majorité des contrats pour les vraies raisons qui peuvent justifier la souscription à un contrat : les frais (de prothèses) dentaires et les soins liés à une opération chirurgicale. Du fait de la décision des pouvoirs publics, la part remboursée par l’assurance maladie est devenue minoritaire par rapport au tarif réel de ces actes. On est ici au cœur du métier des complémentaires santé, assurer les Français par rapport à un risque de reste à charge important pour des soins essentiels à la santé. Globalement, le secteur de l’assurance complémentaire est défaillant dans ce rôle. Une enquête auprès de 30 mutuelles réalisée en 2013 par l’Union des chirurgiens de France démontre un reste à charge moyen après remboursement de l’assurance maladie et de la complémentaire (contrat standard pour un couple de 45 ans) de 70% du tarif d’une prothèse dentaire soit 520 euros. Ceci explique pourquoi le dentaire est la première raison de renoncement aux soins pour raisons financières. Si on ajoute à cela que le combat principal actuellement mené par les complémentaires santé est centré sur la réduction a minima du remboursement des compléments d’honoraires des spécialistes, on transforme des contrats peu utiles pour l’accessibilité financière à des soins essentiels à la santé en contrats totalement inutiles. Le système est très coûteux comme le révèle le niveau faramineux des frais de gestion et d’acquisition du secteur : 7,3 milliards d’euros en 2010 (en hausse de 6% vs 2009) soit 22% des cotisations dont 3,5 milliard d’euros pour les frais d’administration, 2,3 pour les frais de communication et le reste pour les frais sur prestations. Le secteur de l’assurance complémentaire dépense presque autant pour gérer 13,7% des dépenses totales de santé que l’assurance maladie pour gérer 75,5% de ces dépenses. Il s’ensuit que le système de santé français a les charges totales d’administration les plus élevées au monde selon l’OCDE, après les Etats-Unis et que les primes des contrats n’ont cessé de progresser à vive allure ces dernières années. Pour des personnes modestes, le taux d’effort d’acquisition d’une complémentaire peut représenter plus de 10% de son revenu disponible. Dans ces conditions, le secteur a convaincu les pouvoirs publics qu’il était nécessaire de subventionner les contrats avec de l’argent public (ACS), au nom bien sûr de l’accès aux soins pour tous et sans contrepartie en matière de qualité des garanties des contrats. Si on ajoute à cela la fiscalisation de la part employeur, l’année 2013 aura été l’année de la désorganisation et de la dégradation de la couverture collective complémentaire, qui représentait pourtant la part la plus efficace du secteur (43% du marché avant l’ANI).
Quelles solutions préconisez-vous ? À court terme, il est nécessaire de réguler plus efficacement ce secteur pour assurer la transparence du marché, condition essentielle pour que les Français puissent choisir un contrat adapté à leurs besoins et faire jouer pleinement la concurrence. A titre d’exemple, les tableaux de garanties sont encore présentés en incluant quasi systématiquement la part remboursée par la Sécurité sociale et sont exprimés en pourcentage de sommes inconnues par les Français. Ensuite, il faut légiférer pour distinguer clairement deux marchés distincts : l’assurance complémentaire qui englobe les soins non essentiels à la santé et l’assurance supplémentaire qui englobe des soins non essentiels à la santé. Enfin, parmi les soins essentiels à la santé, il est nécessaire d’exclure du marché les tickets modérateurs des soins de ville, afin de revenir à un principe fondamental de notre système de santé, la responsabilisation des assurés dans leur consommation de soins. Sans que cela ne soit une quelconque barrière à l’accès aux soins puisque ces tickets modérateurs sont remboursés pour les soins les plus coûteux (ALD, hôpital) et pour les personnes les plus défavorisés (10 millions de Français éligibles à la CMU-C et l’ACS). À moyen terme, nous n’échapperons pas à une réforme globale de notre système de financement qui s’inscrira dans celle de notre système de santé.